Jazz In Lyon

« Nous souhaitons développer des festivals et des clubs de jazz sous la bannière Lincoln center, aux Etats-Unis et partout dans le monde… »

Wynton Marsalis lors de son discours à l'hôtel-de-ville de Lyon (Photo Studio Pascal Muradian pour l'Université Lyon 3).

A l’issue de son concert à l’Auditorium de Lyon avec le Lincoln Center Orchestra, après avoir reçu son diplôme de Docteur Honoris Causa sous les ors de l’hôtel-de-ville de Lyon, Wynton Marsalis a trouvé le temps d’accorder une longue interview à Jazz’InLyon. Le modèle économique du Lincoln Center Orchestra, le jazz et l’entreprise, le racisme, ses très importants projets de développement aux Etat-Unis et dans le monde, la place du Jazz dans la cité, etc. Entretien. Riche.

Près de trente ans après le début de votre collaboration avec le Lincoln Center et plus de vingt ans après la création de Jazz at the Lincoln Center quel est pour vous le bilan de ce point d’étape ?

Wynton Marsalis-Ce que l’on peut dire maintenant c’est que l’on a construit un instrument avec lequel nous pouvons investir dans le développement du jazz et en tirer les bénéfices concrets.

Un peu comme ceux qui investissent sur les marchés financiers, où les gens font de l’argent et, comme tous les gens qui font de l’argent, ils veulent garder l’argent qu’ils font.

Nous nous investissons dans le jazz. C’est un investissement de long terme, comme un investissement dans le domaine de la santé.

J’essaie de garder notre art dans cette catégorie, comme une sorte de service public. Les places de marché sont toujours inamicales quand vous avez une communauté qui est «  exploitable », comme dans la crise des subprime où la communauté était celle des gens qui avaient de la dette à vendre, ou comme quand la traite des esclaves existait. Beaucoup de monde a fait de l’argent là-dessus.

Ce qui est vrai pour le jazz, comme pour toute musique ou même tout art, c’est que cela requiert un haut niveau d’investissement et d’éducation, et si vous investissez dans ce domaine, cela doit rapporter des dividendes. Si vous ne le faites pas il n’y en aura pas. C’est ce que nous faisons à Jazz at Lincoln center.

Le bilan qu’on peut tirer de notre action concrètement c’est qu’il y a de plus en plus de gens qui sont capables de bien jouer du jazz.

Nous avons une bibliothèque, nous avons construit des salles pour accueillir notre musique, nous avons démontré clairement que toute notre musique est moderne qu’elle vie aujourd’hui pleinement. Nous n’avons pas à aller chercher dans l’avant-garde européenne, ou la musique pop pour affirmer notre identité.

Nous avons participé au fait que les compositions de Duke Ellington soient maintenant jouées par les étudiants en musique dans tous les Etats-Unis, nous avons établi des standards précis pour orchestrer pour des grands ensembles la musique écrite après 1960, nous avons aussi écrit de très nombreuses nouvelles œuvres comme vous avez pu le constater ce soir lors de notre concert.

Quasiment tous les musiciens du Jazz at Lincoln center orchestra sont compositeurs et arrangeurs.

Ça n’a jamais existé à ce point là dans l’histoire de notre musique, aucun big band n’a jamais eu dix arrangeurs différents !

Nous venons aussi de créer «  Blue Engine records » pour éditer notre travail et valoriser, et développer notre fond d’archives qui est considérable.

Nous avons aussi de plus en plus de jeunes musiciens maintenant qui depuis toutes ces années jouent régulièrement en club, tout en apprenant le jazz à la Julliard school. Cela forme un terreau et une communauté formidables pour la vie du jazz aujourd’hui.

Quels sont les chiffres clés de Jazz at Lincoln center ?

Le budget global est d’environ 50 millions de dollars. 20 millions de ces 50 millions viennent d’argent que nous levons auprès de fondations ou de compagnies privées.

Le reste provient de nos ressources propres. 13 millions proviennent des revenus de l’immobilier que nous avons construit, ( locations de salles et d’espaces), 9 millions environ proviennent des tournées de concert et du Dizzy ( notre club à New York), nos actions d’éducation complétant le budget. Nous avons des contributions venant de très nombreuses directions et nous avons un board de directeurs formidables qui est très stable depuis 1987 et qui s’investit pleinement et depuis longtemps dans le développement de notre maison et de notre musique.

Le jazz est, au Lincoln Center, traité de la même façon que la musique classique ou l’opéra.

Nous sommes une équipe de près de 150 personnes sur une base d’emplois à plein temps et près de 500 personnes en temps partiel.

Nous donnons dans l’année une centaine de performance à New York pour une audience d’environ 80 000 personnes.

Quels sont vos objectifs pour les vingt prochaines années ?

Nous avons pour objectif de regrouper toutes nos archives et toutes nos données pour mieux les diffuser et les exploiter de toutes les manières possibles.

Nous souhaitons développer aussi un certain nombre d’initiatives comme les ateliers «  Jazz et business » que nous avons créé et qui rencontrent un grand succès auprès des entreprises et des écoles de commerce.

Nous souhaitons développer l’organisation de différents festivals un peu partout dans différentes villes aux Etats-Unis et aussi à l’étranger.

Le premier aura lieu à Charlotte en Caroline du nord. Nous souhaitons aussi développer des clubs de jazz sous la bannière du Jazz at the Lincoln center là aussi aux Etats-Unis et partout dans le monde.

N’y a-t-il pas d’ailleurs une sorte de paradoxe à revendiquer le jazz comme la seule forme artistique typiquement américaine ( The American art form) et vouloir en étendre la diffusion partout dans le monde ?

Non, il n’y a pas de raisons que cela soit un problème. Je vais par exemple sans arrêt manger dans des restaurants français un peu partout aux Etat-Unis et dans le monde.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de cuisiniers américains en cuisine.

De même dans les restaurants japonais je vois très souvent des gens qui ne sont pas japonais. Les sushis n’excluent personne.

Il faut juste faire attention à surtout ne pas être arrogants, à ne pas avoir l’attitude qui consiste à dire : «  je vais vous dire ce que c’est et ce qu’il faut faire ».

Ceci dit les noirs américains sont un groupe assez faible philosophiquement en tant que groupe.

C’est donc assez facile pour n’importe qui de récupérer leur œuvre et d’en faire n’importe quoi.

À cause des conditions financières des gens, il est très difficile pour eux de garder une certaine intégrité.

Pour moi cela n’a jamais été un problème, j’ai toujours eu une philosophie de vie solide grâce à mon père et à ma mère.

Donc quand on dit que le jazz est une forme d’art américaine cela n’exclue personne, en premier lieu d’ailleurs parce que l’Amérique elle-même n’est pas un concept qui exclue les autres. Je ne comprends donc pas pourquoi des gens se sentiraient insultés par le fait de dire que quelque chose est américain ou afro américain.

Nous sommes tous des citoyens de l’univers et cela n’impose pas que nous revendiquions la propriété de quelque chose pour l’aimer et y participer. J’aime la musique classique, mais je n’ai pas besoin qu’elle soit afro-américaine pour l’aimer et la pratiquer.

J’aime Maurice André et il peut être ce qu’il est. J’aime la musique de Debussy et la musique classique française, je n’ai pas besoin d’une justification quelconque pour jouer cette musique. Ce que je joue c’est de la musique classique française et j’aime jouer cette musique. J’aime écrire de la musique dans d’autres styles.

J’aime écrire de la musique afro-cubaine je n’ai pas besoin pour ça que ce soit de la musique de la Nouvelle Orléans. Donc si je me plains de la musique Afro-Cubaine c’est que j’ai introduit dans mon approche une dose d’arrogance qui n’a pas lieu d’être.

C’est comme si je sentais que mon identité nationale ou ethnique m’interdisait de participer à une œuvre qui appartient à des gens dont l’identité est différente.

Et dans le cas particulier du jazz et des afro américains et des américains le crédo est que cela n’exclue personne mais ce n’est pas parce que je vous invite dans ma maison que j’attends que vous me disiez quoi faire chez moi.

Que diriez-vous à un chef d’entreprise pour qu’il investisse dans le jazz ou s’inspire des valeurs du jazz dans son management ?

Le jazz est aussi pour moi une manière de conduire sa vie et une façon de manager les choses. Les valeurs tangibles du jazz sont nombreuses et peuvent être appliquées à la conduite d’une entreprise.

Tout d’abord dans une formation de jazz, tout le monde doit connaître la structure et l’harmonie et sa place dans celles-ci de la position où ils se trouvent.

C’est comme dans une compagnie où chaque division ou département doit connaître le fonctionnement et le budget de la compagnie dans son ensemble du point de vue de leur position. Elle doit savoir sa part dans le budget et dans les dépenses de la compagnie entière par exemple si elle représente 6 ou 8 % du budget mais 20 % des dépenses.

C’est ce qu’un musicien de jazz doit savoir pour jouer. Si vous ne savez pas exactement, presque d’un point de vue «  métrique », où vous vous situez, vous ne pouvez pas jouer.

Ensuite chaque musicien dans une formation de jazz doit comprendre sa fonction. C’est comme dans une société, vous devez comprendre la fonction de votre travail. Pas seulement la description du travail mais sa fonction, car votre façon d’exécuter votre fonction affecte le budget général. Comme un musicien influe sur la structure de la musique en fonction de la façon dont il exécute sa partie.

Troisièmement le jazz privilégie une créativité ciblée, pas une créativité excentrique, mais une créativité ciblée.

Le jazz vous force à écouter les autres personnes de leur point de vue à cause de la pression du temps.

On ne peut pas s’arrêter de jouer au milieu du morceau et on doit tenir compte de l’interprétation des autres. C’est un art de la communication.

Dans beaucoup d’entreprises la communication n’est pas bonne. On constate souvent l’édition de plusieurs documents émis par des départements différents.

Dans une formation de jazz quand on regarde un arrangement, tout le monde regarde le même document, la même disposition, et cette uniformisation du regard vous rends beaucoup plus à l’aise pour improviser.

Une autre chose à propos de l’improvisation en jazz est que nous acceptons que l’autre existe.

Quand le batteur par exemple prend une décision, on accepte tous cette décision tout simplement parce qu’on n’a pas le temps.

Si vous jouer un solo vous avez le lead, si vous jouer en leader d’une section la section vous suit, mais vous avez aussi à connaître votre position dans l’harmonie pour pouvoir jouer des voicing.

Une autre chose à propos du jazz qui pourrait inspirer des entrepreneurs c’est que pour le jouer correctement et avec succès vous devez connaître l’histoire de votre musique. Et nous portons toute l’histoire du jazz quand nous le jouons.

Combien de personnes dans une société ne savent même pas où ils travaillent, quelle est leur mission dans cette compagnie et l’histoire et la mission même de cette compagnie ?

Et on pourrait dire encore plein d’autres choses notamment sur la gestion du temps. Le temps est la matière première du jazz comme de la musique en général mais le jazz est bien pire car le swing impose que le temps bouge à chaque mesure.

En pop, rock ou funk le battement une fois établi ne bouge pas trop, en classique le temps est écrit, et même s’il y a des enjeux sur le temps, il est écrit sur la partition. En jazz c’est toujours mouvant.

En cela le jazz, ou penser jazz, peut être un outil d’adaptation à l’environnement économique pour une compagnie particulièrement en ces périodes de mutations importantes

Les huit ans d’administration de Barak Obama ont-ils marqué une évolution dans la vie du Jazz at the Lincoln center ou du jazz en général et la situation concernant le racisme aux Etats-Unis a-t-elle vraiment évolué ?

Non pas vraiment. Pour nous cela n’a rien changé ni en plus ni en moins.

En ce qui concerne le racisme, il est important d’encourager au quotidien les gens à lutter contre ça et de se donner les moyens de le faire. Il ne l’a pas vraiment fait. C’est son choix.

Mais vous savez son job est vraiment compliqué. Il est facile de critiquer quelqu’un qui a un job si compliqué. Le racisme, la xénophobie sont des problèmes profondément humains avec une histoire longue et complexe.

C’est un long chemin de lutter contre et cela doit être remis sur la table sans arrêt au niveau de chaque individu.

Lors de votre discours de réception du titre de docteur Honoris Causa de l’université Lyon 3 j’ai senti une forme de pessimisme ou en tout cas d’alerte à propos du statut de l’art et de sa façon de s’adresser à la jeunesse aujourd’hui ? On sait que pour vous l’éducation est la chose est la plus importante dans votre démarche et que ce point vous tient à cœur ?

C’est le fait de jouer qui vient en premier devant l’éducation.

La performance, c’est cela le plus important, l’éducation vient en second, le travail de plaidoyer et de prosélytisme venant en troisième. Mais je ne suis pas pessimiste sur les jeunes générations, je suis pessimiste sur la façon dont on les traite. On les voit cyniquement comme un marché auquel on doit vendre des produits. On ne leur demande pas de hausser le niveau de leur expérience. On les laisse flotter. On ne les traite pas avec le niveau de respect dont elles ont besoin.

Quand vous avez 18 ou 19 ans, vous avez affaire à des standards qui viennent des générations précédentes.

Nous devons leur vendre des standards de meilleure qualité. C’est à nous, non à eux d’insister sur la qualité des standards que nous leur vendons. Je ne suis pas pessimiste. J’ai des étudiants formidables à New York, ils sont incroyables d’énergie et d’inventivité, ils m’étonnent et m’inspirent chaque jour.

Le 1er adjoint au maire cet après-midi lors de son discours de bienvenue à l’hôtel-de-ville de Lyon a dit que Lyon était une ville de jazz ce qui ne semble pas évident à tout le monde notamment aux musiciens lyonnais. Quel conseil pourriez-vous donner sur ce point ?

C’est quoi une ville de jazz ? Vous croyez que les villes de New York ou de la Nouvelle-Orléans sont des villes de jazz ou des « jazz cities » ? Est-ce qu’elles aident ou ont jamais vraiment aidé le jazz ? Mon dieu non.

De même pour les villes de Détroit ou de Kansas city. Marciac aide le jazz. Vous savez la conscience et l’énergie qu’il faut pour vraiment engager une dynamique comme la nôtre n’est pas vraiment dans les instances municipales ou publiques.

C’est valable pour toutes les musiques pas seulement pour le jazz.

Toutes les musiques ont une dynamique de développement qui doit être mise en œuvre par les acteurs de ces musiques, il faut qu’ils agissent tous avec la même conscience, dans le même sens avec la même vision pour faire évoluer les choses.

Le développement, le mouvement, c’est ça qui fait avancer, pas les conversations…

Propos recueillis par Jacques Launay

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