Jazz In Lyon

Petits disques zen pour couvre-feu et confinement prolongé

Qu’écouter en ces temps de couvre-feu et de confinement/reconfinement annoncés ? Entre Abdullah Ibrahim, Lenny Popkin, Alina Duni, Stephan Oliva ou Philippe Mouratoglou, certaines musiques improvisées parviennent à résonner autrement entre quatre murs, comme pour mieux les abattre ou nous les faire oublier. Petit passage en revue……

Elina Duni : Partir

Dès ce premier Amara Terra Mia, le ton est donné. La voix repérée. Douceur, calme, lenteur, expression sur fond d’autres paysages, à peine soutenue par une discrète guitare. Elina Duni revient ici dans ce Partir sur des thèmes chers, d’où qu’ils soient : tour à tour Albanie, Macédoine, Arménie, Kosovo, Suisse, voire Jacques Brel.

Passés à sa moulinette, l’ensemble se fond dans un même patrimoine musical, qu’elle fait sien, tant la chanteuse sait imprimer une conviction dans les textes –même s’ils nous demeurent incompréhensibles- et les musiques qu’elle interprète. Ainsi de Let us dive in, l’une de ses rares compositions.

Plus que le départ, l’exil est palpable dans ces dix morceaux réalisés en solo par Elina Duni qui s’accompagne tour à tour à la guitare, au piano, aux percussions, voire à rien du tout dans deux jolis thèmes chantés a capella. Un retour sur ses jeunes années : le départ forcé d’Albanie avec sa mère pour la Suisse en 1992 où elle poursuivra des études musicales. Sans doute, ressent-on dans ces accents limpides, épurés, tantôt complaintes, tantôt proches du cantique, une nostalgie née du déracinement, du souvenir et des liens rompus. Une tristesse dépassée, avalée, pour se frotter à l’après, à l’espérance. S’y ajoutent une inspiration et une justesse de ton qui rendent palpables ce départ. A sa façon, peut-être, ce disque témoigne sourdement et avec pudeur, des tragédies qui ont marqué ce coin du monde, cette Europe des confins, ces abords de la Méditerranée où les frontières n’ont cessé, ces dernières décennies de se faire et de se défaire.

Il n’est pas anodin que cet album soit le troisième que la jeune femme fait paraître chez ECM et de rappeler qu’il a été réalisé sous la direction de Manfred Eicher lui-même. Au passage, Elisa Duni signait cette année-là (c’était en 2018) ses dix ans de production, depuis ce tout premier Baresha paru en 2008.

* Elina Duni : Partir. Chez ECM (2018)

Abdullah Ibrahim : Mukashi – Once upon a time

Dans les remèdes anticonfinement, Abdullah Ibrahim peut légitimement figurer. Car s’il a joué et connu à peu près toutes les configurations en jazz, du solo au big band, cet auguste pianiste sait aussi prendre les chemins de traverse et de la réflexion. Ainsi ce Mukashi (qui signifie « Il était une fois » en japonais, nous précise-t-on) qu’Abdullah Ibrahim a enregistré il y a déjà près de dix ans. Retour sur le passé ? Sur son passé ? Celui d’un musicien né en Afrique du Sud au temps de l’Apartheid (1934) mais qui put s’en échapper pour devenir le célèbre Dollar Brand aux côtés, entre autres, de Duke Ellington. Escorté de trois musiciens (Cleave Guyton à la flûte, Eugen Bazijan et Scott Roller au violoncelle), Abdullah Ibrahim semble prendre un malin plaisir à flâner, voire à ralentir le pas au gré des morceaux traités comme autant d’épisodes d’un parcours initiatique annoncé par ce Mukashi qui lance l’album. A lui, comme souvent, un phrasé dépouillé allant à l’essentiel, touche après touche, accord après accord. Là encore, douceur, recueillement, silences rythment ces thèmes où flûtes et violoncelles viennent entourer le clavier, lui répondent, le complètent, inventant leurs propres perspectives. Il en ressort une étonnante plénitude, comme si le disque ne devait jamais finir, allant et venant dans ce qu’on comprend comme autant de souvenirs d’une existence totalement vouée à la musique.

* Abdullah Ibrahim : Mukashi – One upon a time (2013). Intuition

Philippe Mouratoglou-Bruno Chevillon-Ramon Lopez : Univers Solitude

Le guitariste Philippe Mouratoglou multiplie les incursions musicales, classique, jazz, folk ou autre ou plutôt trace son chemin sans faire allégeance à autre chose qu’à la musique. Dans cet album, Univers Solitude, il réunit près de lui le bassiste Bruno Chevillon et le percussionniste Ramon Lopez pour partir à la découverte de sons autres à la recherche d’une plénitude musicale inattendue.

Ici, chaque note de cette guitare aux étranges résonnances vaut pour elle comme pour le silence qu’elle induit. Pour sa ferveur comme pour son subit emballement, souvent ponctuée par les cymbales ou les toms de Ramon Lopez, déjà aux côtés du musicien dans Legends of the fall, autre album marquant. Disque plein, aux multiples accents, ici hispanisants, là celtiques quand on ne fait pas appel à Ornette Coleman et son Lonely Woman culte ou à ce Porte-Nuage, inspiré de Scott Walker, récemment disparu,

Univers Solitude porte d’autant mieux son nom qu’il s’agit en effet de rejoindre et de se faire à cet univers aux antipodes d’une quelconque conformité, où la guitare vient ici assumer un rôle plutôt rare dans ces trios incluant basse et batterie.

De cet album de dix morceaux ressort une harmonie apaisée qui ne cesse pourtant d’emprunter la tangente, et de retenir l’attention. De quel paysage intérieur se fait ici l’écho Philippe Mouratoglou ? C’est le propre de tels albums de ne livrer leur secret (ou l’une de ses parties) qu’au fil des écoutes, comme si l’on ne pouvait tomber sur telle trouvaille ou tel accent enchanteur qu’au détour d’un énième passage. Ainsi dans ce Voiles, où la guitare arrête le temps, à peine rappelée à l’ordre par une batterie complice qui ne veut surtout pas interférer. Et que dire de la discrétion de Bruno Chevillon, attentif à se fondre dans l’atmosphère inédite ainsi créée.

On notera qu’Univers Solitude n’est pas né par hasard : il est l’œuvre du label Vision Fugitive, né en 2012, grâce à la complicité de Jean-Marc Foltz, de Philippe Ghielmetti et, bien sûr, de Philippe Mouratoglou.

* Univers Solitude par Philippe Mouratoglou, Bruno Chevillon et Ramon Lopez. Production Vision Fugitive (2018).

Stephan Oliva-Susanne Abbuehl-Oyvino Hegg-Lunde : Princess

C’est aussi à Vision Fugitive que l’on doit ce Princess dans lequel nous propulse un trio formé de Stephan Oliva (piano), d’Oyvind Hegg-Lunde aux percussions et Susanne Abbuelh au chant. Au fil de ces onze thèmes repris avec un quasi recueillement, les trois « instruments » élaborent une atmosphère inédite : lenteur, temps suspendu, accents à peine suggérés, écoute mutuelle donnent à chaque thème une résonnance à l’étrange simplicité. Pour une grande part, Princess et ses trois inspirateurs rendent ici hommage à Jimmy Giuffre, ensorcelant musicien qu’on ne cesse de découvrir et de redécouvrir. Tour à tour Listening, River Chant, Princess, Trance ou Mosquito Dance sont ainsi repris par le trio. La voix de Susanne Abbuehl, douce et décontractée, trouve dans le piano de Stephan Oliva le juste écrin pour exprimer un monde autre, calme et dépouillé. Keith Jarrett (Great Bird) comme Don Cherry (Desireless) sont également de ce voyage intime et reposant, aux antipodes de tout confinement réel ou supposé. Ce Winter day composé par Stephan Oliva tombe d’ailleurs à pic pour mieux s’en convaincre. C’est aussi ce qui fait le charme de cette petite heure passée au cœur de ce trio, marqué aussi par la retenue pertinente des drums du norvégien Oyvind Hegg-Lunde.

* Princess de Stephan Oliva, Susanne Abbuehl et Oyvino Hegg-Lunde. Production Vision Fugitive. 

Lenny Popkin-Eddie Gomez-Carol Tristano : New York Moment

Plus vieux encore, ce New York Moment, sorti en 2004, que signe ce trio composé de Lenny Popkin au saxophone, d’Eddie Gomez à la basse et de Carol Tristano aux drums, et qui, en apparence, a lui aussi toute sa place dans les remèdes anticonfinement à se mettre dans les oreilles.

Le disque est célèbre : il s’agit d’une de ces longues digressions dont Lenny Popkin a le secret, carte blanche donnée à un imaginaire sans limite, sans barrières. Le saxophone espiègle, joyeux, virevolte ou déambule, s’en donne à cœur joie, complété par ses deux complices d’une séance, qui font plus que le suivre ou le rejoindre en se prenant à leur tour au jeu. Exemple, ce You don’t know what love is qui étire ses phrases improvisées avec bonheur, quitte à les répéter, quitte à ne pas y mettre fin. Impression fugace de pendule arrêtée, de temps sans limite et de musiciens aux anges. Prendre un standard et le pousser hors de son cadre. Lenny Popkin donne à l’instrument une liberté totale, fragile ou presque incertaine lorsqu’il s’envole dans l’aigu pour mieux revenir dans des contrées plus familières. D’où une seule improvisation, étincelante, qu’il ne faut surtout jamais perdre des « yeux » pour ne manquer aucun de ses rebondissements. Lorsque le sax se tait, il laisse le champ libre à la contrebasse, Eddie Gomez signant ici un de ses très beaux solos, sur fond de drums appliqués.

Il ressort de ces thèmes la conviction que sous la légèreté de surface, un intense travail préparatoire aura précédé la rencontre et l’enregistrement. Rien de superflu ou de secondaire en effet dans ces neuf thèmes qui s’emboîtent magiquement les uns dans les autres et qui demandent la plus grande attention, ne serait-ce que pour percevoir aussi à leur juste mesure les interventions appliquées de Carol Tristano.

* Lenny Popkin-Eddie Gomez-Carol Tristano : New York Moment (2004). Paris Jazz Corner Productions-Lifeline Records

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