Jazz In Lyon

Les Silencieuses de Christine Durif-Bruckert : quand poésie et musique se complètent

Le temps d’une soirée chez Yves Dugas à Lyon, Jacques Seigneret et Mario Stanchev ont donné vie aux Silencieuses, un petit récit implacable que vient d’écrire Christine Durif-Bruckert et qui conte l’étrange enfermement d’une enfant.

Ils se sont mis à trois dans l’antre d’Yves Dugas, pour donner corps à cette petite Suzanne R., le personnage central de cette soirée intime et délicate : Christine Durif-Bruckert, l’auteur du sobre récit Les Silencieuses, (Jacques André Editeur), Jacques Seigneret, entre autres directeur du festival Jazz à Fareins, récitant avec quasi tendresse quelques-unes de ces pages, et Mario Stanchev, chargé d’illustrer ou de prolonger au piano les émotions ressenties.

Le récit est sobre. Les phrases courtes, précises et d’une limpidité diabolique. On s’attache très vite à cette petite Suzanne, qui grandit aux côtés d’une mère malade et de sa grand-mère, quelque part dans le Massif central. La nature, les chevaux, les oiseaux, les taillis, ses itinéraires au cœur des bois comptent ici bien plus que cette maisonnée marquée par le malheur et régentée par une grand-mère décidément peu sympathique.
Ensuite, que vaut-il mieux ? La pension où on décide de la placer ? : « il faut essayer de tenir en vie ici, de s’accrocher à ce qui est encore disponible. Ironie de l’espoir ». Ou ce petit 3 pièces où elle échoue le jour où les religieuses ne veulent plus d’elle ?

                                                                                        Photo Frédéric Bruckert
Décor du huis-clos face à cette grand-mère, l’enfant se réfugiant dans ses songes, dans ce jeu de petits chevaux, dans ces livres sur la Vie des saints, seules lectures autorisées….Torpeur, temps arrêté, jeûne ou diète, et enfin maladie –on ne saura d’ailleurs pas laquelle. Ou plutôt, les maladies dans lesquelles cette grand-mère souhaite la faire entrer et la réduire. Restent les rêves qui tiennent tête à la tristesse solitaire.

Lire, relire cette page 97

Un jour, une fois, sa mère vient lui rendre visite. Espoir de rompre enfin cet enfermement qui l’assèche. Mais non. Elle reste sur le seuil de la porte. « Suzanne regarde sa mère mais ne voit qu’un visage inachevé. Elle s’accroche au regard de celle par laquelle tout pourrait advenir. Elle sollicite son approbation, l’idée même d’une existence. Mais pourquoi donc cet instant ne pourrait-il pas se transformer en rencontre ? Elle finit par lâcher le visage de sa mère, se laisse tomber hors de lui ». Lire et relire cette page 97, prose si poétique, pour approcher, comprendre, admettre le drame de l’enfance. Si minuscule mais si colossal. Chaque mot tombe, toujours plus implacable, plus précis. Etrange. On vit Suzanne. On est Suzanne. L’absence d’issue, d’espoir, un temps caressé lors d’une rencontre avortée face à son père et ses frères.

Les Silencieuses sont la première fiction de Christine Durif-Bruckert. Un récit court et poignant qui se dévale d’un trait. On ne vous dira évidemment pas la fin de cet ouvrage de 150 pages qui nous fait entrer dans l’un de ces drames de l’enfance, si difficiles à percevoir ou à décrire. De ce texte, l’universitaire explique : « le style narratif est venu spontanément », marqué par la justesse des mots et des métaphores, souvent superbes. On sent, à ce sujet, le soin tout particulier apporté par l’auteure à l’équilibre et à la place du mot, presque à sa musique.
Mario Stanchev au Bösendorfer

Musique….ce sont quelques –unes de ces pages lues par Jacques Seigneret qui ont donc été la trame de cette soirée concoctée par Yves Dugas, dans son antre de la rue Sala, là où ne demandent qu’à se réveiller une bonne dizaine de Bösendorfer, ces pianos qui ont tant fait les belles soirées de Jazz à Vienne et d’A Vaulx Jazz. Précisément, au clavier de l’un d’eux, donc Mario Stanchev, qui, pour l’événement, a composé quelques courtes pièces. En écho ou en prolongement des mots. Se les appropriant, les réinventant. L’interpénétration se tisse, s’intensifie. C’est court mais admirable d’images effleurées. Et, pour les spectateurs, l’aubaine d’être quasi à portée de main du clavier qui s’anime.
Notes et mots. Mots et notes. L’alchimie parfaite ?

* Les Silencieuses de Christine Durif-Bruckert, Jacques André Editeur, collection « In Arcadia ». 15 €.

Photo Pascal Durif

Christine Durif-Bruckert : anthropologue et poète

Christine Durif-Bruckert est chercheure en psychologie sociale et en anthropologie à l’Université Lyon 2et écrit de la poésie.
Ses travaux de recherche l’ont amenée à publier en 1994 (chez Métailié) « Une fabuleuse machine »,
Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques (réédité aux Editions l’Oeil
Neuf en 2009), en 2007, « La nourriture et nous. Corps imaginaire et normes sociales », chez Armand
Colin.

« Expériences anorexiques, Récits de soi, récits de soin », (Éditions Armand Colin – 2017) s’inscrit dans l’un de ses axes de recherche sur la narration de la maladie ».

En poésie elle publie en 2018 en collaboration avec le photographe Pascal Durif, « Arbre au vent » (Éditions du Petit Véhicule, et « Langues », (Jacques-André Éditeur).
Puis en 2019 « Le corps des pierres » (Éditions du Petit Véhicule) et « Les silencieuses », une fiction poétique sur l’emprise et l’enfermement (Jacques André Éditeur).

En Avril 2020, sera publié chez Jacques André Editeur l’anthologie « Le courage des vivants » qu’elle coordonne avec Alain Crozier.

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