Jazz In Lyon

Disques : quêtes pianistiques en duo

« Ca n’empêche pas le vacarme », de Didier Freboeuf et Bruno Tocanne ; « The real you », d’Enrico Pieranunzi et Thomas Fonnesbaek : deux approches du piano – avec percussions dans l’un, avec contrebasse dans l’autre- qui éclairent sur les sortilèges de l’instrument

« Ca n’empêche pas le vacarme » de Bruno Tocanne et Didier Freboeuf

C’est le dernier opus de Bruno Tocanne, sorti sous le label IMR : « Ca n’empêche pas le vacarme ». Une quête musicale en sept pièces inventée et jouée par le percussionniste et le pianiste Didier Freboeuf. Une alliance séduisante, dépouillée et intimiste qui permet d’élaborer, comme souvent avec Tocanne, une vision musicale inédite d’où toute banalité s’exclut d’elle-même.

Les deux musiciens signent l’ensemble des compositions, excepté un hommage souvenir à ce Song for Whales empruntée à Charlie Haden, lui aussi fomenteur de grands duos par le passé. Pour le reste et pour en finir avec les détails de ce petit album orné d’une somptueuse peinture, on prêtera une attention particulière aux titres des compos : bien sûr, Ca n’empêche pas le vacarme, qui pourrait être vu comme le point de départ du passage à l’acte amenant cet enregistrement, mais on goûtera aussi (façon de parler) « On ne discute pas cuisine avec des anthropophages », « Fake news » ou « L’avenir n’est plus ce qu’il était ».

N’en concluons pas pour autant que ce petit joyau baigne dans la tristesse ou la mélancolie. Au contraire, il s’en dégage une sérénité et un plaisir d’aller voir ailleurs, précieux par les temps qui courent et qui explosent (au sens propre).

Ainsi, cet « Avenir n’est plus ce qu’il était », qui introduit le disque : un piano retenu, une batterie discrète et précieuse dans sa façon de prolonger l’accord ou la note. S’impose d’entrée cette façon d’aller à l’essentiel, de suggérer plutôt que d’imposer, de se contenter de nous montrer la voie, leur voie.

Frappe aussi chez le pianiste son approche pour une part inédite de l’instrument. Particulièrement décelable dans cette intro de « Ghost Towns ». D’autant plus évocatrice que dépouillée. A charge d’inventer, de ressentir, pour celui qui la reçoit, le paysage qu’elle dessine. Chaque phrase se veut, est, précieuse. Se suffit à elle-même.

C’est l’une des originalités de ce pas-de-deux piano-percussions, côte à côte : une interpénétration qui se savoure mesure après mesure, note après note. Talent de Bruno Tocanne, au fil des enregistrements, de ne cesser d’inventer son cheminement musical, d’être en perpétuelle alerte, de se glisser près de l’un, de l’autre, des autres, et comme il l’écrit de «tourner (le temps) sans jamais le souligner ». Surtout pas simple. C’est peu dire qu’année après année, il construit ainsi son monde propre de l’instrument et qu’il affine le rôle qu’il lui assigne dans la construction sonore imaginée.

Précieux.

« The Real You » du Pieranunzi et Fonnesbaek Duo (Bill Evans Tribute)

Dès le deuxième morceau, on est fixé : le pianiste rend ici non seulement hommage à Bill Evans mais s’inscrit dans ses pas, dans son monde et, au besoin, dans certaines de ses compositions. (Only Child et Interplay). Pour ce faire, il n’embarque que la contrebasse de Thomas Foenesbaek, à charge pour elle de se fondre, de relancer, de déjouer voire de créer la répartie. Comme dans cet étonnant « The real you », mélange de quiétude, de dialogue noué entre les deux instruments, et qui rappelle en effet l’attrait qu’avait Bill Evans pour la contrebasse, pour sa façon de se glisser et de s’imposer face au clavier. Evidemment, on pense immédiatement, à l’invite du pianiste italien, à Bill Evans et à ces bassistes qui l’ont escorté, dont Marc Johnson, présent sur ses derniers albums, dans ses dernières tournées.

On comprend alors pourquoi cet album (un parmi les dizaines que Pieranuzzi a commis tout au long de sa carrière et publié par le label Stunt Records) a été particulièrement encensé dès sa sortie. Il est en effet une plongée fidèle dans l’univers de Bill Evans, dans cette musique qui a su s’affranchir des codes un peu automatiques qui s’imposaient alors pour partir sur un monde à inventer. Pas le plus simple. Il l’a souvent expliqué : l’influence de Chet Baker notamment mais aussi ses influences classiques qui se lisent ici au moment où l’on s’y attend le moins ont été déterminantes. Autant de ballades qu’on pourrait aussi considérer comme autant de sonates, caressées par une contrebasse qui pourtant n’empiète jamais, mais qui se révèle bel et bien un instrument à part entière faisant parfois/souvent jeu égal avec le piano (la reprise d’Interplay composée par Bill Evans est parfaite).

Dans le petit CD mis à disposition Enrico Pieranunzi tient à revenir sur cet attachement et sur l’influence qu’a eue sur lui ce pianiste disparu il y a 42 ans. Et d’expliquer comment cette « révélation » est arrivée en 1983 en découvrant l’album « I will say good bye » qu’il considère comme « le chef d’œuvre de l’interprétation en jazz ». Etonnant héritage du pianiste américain, beaucoup moins adulé de son vivant qu’une fois disparu.

Enrico Pieranunzi est allé d’ailleurs plus loin dans cette reconnaissance en consacrant un livre entier (« Bill Evans, Portrait de l’artiste au piano ») à son attrait pour le pianiste, à la fois aîné, mentor et ami de cordée, même s’il n’avait pas 30 ans lorsque Bill Evans a joué son ultime concert, un soir à New York.

On n’en oubliera toutefois pas toutes ces influences diverses qui ont bâti le propre univers du pianiste italien, classiques comme Bach, Haendel, Gershwin ou Debussy, ou jazz dont ce bop dans lequel il a baigné dans ses jeunes années. On pourrait ajouter certains grands duos piano-contrebasse tels celui de Keith Jarret et Charlie Haden.

En l’occurrence, Pieranunzi ne renie rien. Au contraire. D’où l’importance de se ruer sur cet album qui n’est pas seulement une façon de revisiter Bill Evans mais bien d’en déceler ce que sa musique contenait : saveurs multiples, dépouillement, et cet aboutissement, ô combien palpable, qui ne se lit jamais aussi bien que dans ce I will look after you, que signe Thomas Fonnesbaek. De quoi aussi nous rappeler la richesse et l’activisme de la scène jazz danoise

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